Aldo Manuzio : la construction du mythe

« Aldo Manuzio, la costruzione del mito » est un ouvrage collectif en italien et en anglais avec les dernières nouveautés concernant le mythique éditeur de la Rennaissance italienne sous la direction de Mario Infelise, publié chez Marsilio.

Il s’agit d’un ouvrage de spécialistes pour les spécialistes, rassemblant les minutes du congrès de recherche organisé du 26 au 28 Février 2015 sur Aldo Manuzio à l’occasion du V ème centenaire de la mort de l’ éditeur en 1515 à l’âge d’environ 65 ans.

Nous devons à Aldo Manuzio la conception de l’éditeur moderne, dans le sens de promoteur d’un projet culturel original et le créateur de tous ces perfectionnements qui ont rendu le livre, d’alors jusqu’au XX ème siècle, le moyen le plus efficace de cultiver les esprits.

Portrait d’Aldo Manuzio, dans ses livres

Pour célébrer le grand humaniste, la Région de la Vénétie a institué un Comité Régional chargé de promouvoir son œuvre. Ce qui a permis d’étudier les aspects les plus divers relatifs à cet intellectuel des plus éclectiques: de sa biographie à son esprit d’entreprise, du graphisme de ses livres à  la philologie, au collectionnisme, en passant par l’étude de ses relations avec le pouvoir politique, les Arts, la littérature, la philosophie et jusqu’aux dernières enquêtes réalisées sur sa fortune.

Son aventure dura vingt ans de 1494 à 1515 pendant lesquels Aldo Manuzio fut le protagoniste d’un phénomène primordial pour la Renaissance italienne et européenne. C’était l’époque où furent également protagonistes des personnages d’un calibre tel que les peintres Giovanni Bellini, Giorgione, Leonardo da Vinci, Albrecht Dürer, l’ humaniste Pietro Bembo, le scientifique Luca Pacioli, le peintre Jacopo de’ Barbari qui nous fit don de la plus belle gravure de la Venise de son temps en 1500.

Vue de Venise par Jacopo de Barbari en 1500

Certes, ce fut l’allemand Gutenberg une quarantaine d’années plus tôt à avoir créé l’imprimerie «l’art d’écrire artificiellement ». Mais l’on doit à Manuzio la compréhension de toutes les potentialités qu’elle contenait et ce sont toutes ses innovations qui ont rendu l’objet livre ce qu’il est encore aujourd’hui. Le gouvernement vénitien accueillit avec enthousiasme cette nouvelle technologie qui permit un bond en avant. Ainsi, dès 1469 le Collège délivra au premier imprimeur vénitien Giovanni da Spira, le premier privilège d’imprimer à Venise.

La soif d’apprendre était alors à son comble : comment expliquer autrement plus de 500 personnes qui se rassemblèrent le 11 août 1508 dans la petite église de San Bartolomeo à Rialto pour écouter le franciscain Luca Pacioli parler du V ème livre d’ «Elementa» d’ Euclyde? Parmi la foule rassemblée : Aldo, les ambassadeurs étrangers à Venise, de nombreux patriciens vénitiens, des peintres, architectes, cosmographes, toute l’élite intellectuelle de l’époque était là, pendue au lèvres de frère Pacioli.

Le frère Luca Pacioli peint en 1460-70 par Jacopo de Barbari

Il importe de rappeler que Manuzio ne cherchait pas la diffusion de masse, comme beacoup l’ont erronément écrit. Aldo Manuzio réalisait des livres de très haute qualité qui n’étaient pas à la portée de tout le monde (rien à voir avec les éditions bon marché qu’on lui prête parfois à tord). Ses clients étaient des personnes riches qui pouvaient se permettre de dépenser 4 ducats d’or dans un livre quand un artisan gagnait à l’époque environ 20 ducats d’or par an. Les livres de Manuzio sont ceux de l’élite intellectuelle européenne de l’époque, des grands de ce monde. C’est le livre par excellence des collectionneurs, qui investissent dans une édition rare et de renommée internationale.

Livre d’Aldo Manuzio, couverture en cuir avec impression à la feuille d’or

On doit avant tout à Manuzio la redécouverte et la remise au goût du jour du patrimoine intellectuel écrit de la Grèce antique. Aldo Manuzio est celui qui a inventé le point virgule en matière de ponctuation, mais aussi les guillements, l’apostrophe, de souligner les paroles ou des phrases importantes, les tirets, le caractère italique, à publier des séries d’études en plusieurs volumes, la mise en page de la pagination moderne, à publier un index à la fin du livre et aussi à publier des images indécentes en illustration….

A la fin du XV ème siècle, Venise était le principal centre éditorial d’Europe. Seulement Paris dans les années 1490 avait une capacité productive comparable. Toutes les autres grandes villes étaient bien loin derrière.

Comme il l’écrit dans une dédicace datée 1498 au patricien vénitien Marin Sanudo, Aldo éprouvait de l’ « admiration » pour la République Sérénissime parce qu’elle lui semblait « plus qu’une ville, un monde entier », parce qu’elle était riche non seulement d’hommes habiles à gouverner l’Etat et son peuple mais aussi « admirable dans l’art de l’éloquence et dans toutes sortes de discipline ». Dans une lettre il l’avait même qualifiée de « nouvelle Athènes  de notre temps ».

Livre d’Aldo Manuzio édition datée 1495 avec texte en grec et en latin

Mais dans les moments de crise comme les nombreux conflits armés qui traversèrent la fin du XV et le début du XVI ème siècle, la peste de 1498 etc., Aldo s’éloigna toujours de Venise pour se mettre à l’abris. Ainsi quand éclata la Ligue de Cambrai en 1508 qui vit tous les puissants de ce monde se liguer contre Venise, il s’enfuit à Ferrare pendant deux ans sous la protection de Lucrèce Borgia. Après tout, il ne se sentait pas Vénitien étant né à Bassanio, de la Région de Rome, mais un étranger fort bien assimilé qui y fit fortune.

Peu d’éditeurs ont eu comme lui des relations étroites avec l’élite politique et intellectuelle de son temps. L’empereur Maximilien le définit comme « un des siens», Lucrezia Borgia en 1511 fut nommée son exécutrice testamentaire dans son deuxième testament, pour dire les liens d’amitié profonde et de respect mutuel qui les unissait (elle était une cliente affectionnée et ils échangèrent une vaste correspondance), Isabelle D’Aragon, épouse de Gian Galeazzo Sforza, lui envoya un saltère grec (ancien instrument musical grec) avec sa propre dédicace. Il eut des rapports direct avec de nombreux princes, souverains et pontifes. Mais si on connait bien ses rapports avec la noblesse vénitienne, très bien documentée, on sait encore fort peu sur ses relations avec les autres.

Livre d’Erasmus “Les Adages” publié par Aldo Manuzio.

Si on ne peut douter de la sincérité de son adhésion au catholicisme, ce sentiment ne l’empêcha pas pour autant à avoir des positions d’ ouverture concernant des textes qu’un bon chrétien de son époque aurait regardé avec suspiscion. Pour Aldo, la valeur des textes l’emportait sur d’éventuels scrupules religieux. D’ailleurs Erasme de Rotterdam habita chez lui le temps de la réalisation de son projet éditorial, avant de devoir quitter Venise avec le Concile de Trente qui en fit un hérétique. Ce dernier l’a raconté dans son livre « Opulentia sordida » où il décrit la vie quotidienne d’ Aldo Manuzio, alors qu’il habitait chez lui dans la maison atelier-imprimerie de San Paternian de son beau-frère Torresani. Il fait aussi des commentaires au vitriol par exemple sur le beau-frère d’Aldo, son associé en affaires, qu’il décrit comme « riccone spilorcissimo » c’est à dire un « richard extrèmement avare…arrivé en haut en partant du bas».

“Jean Grolier dans la maison d’Aldus Manutius” de François Flameng

En effet, en Octobre 1507 Erasme de Rotterdam frappa à la porte de l’imprimerie d’ Aldo Manuzio. Il souhaitait connaître l’éditeur qui en quelques années seulement était devenu le point de référence de tous les érudits européens. Il voulait lui confier une œuvre à laquelle il tenait beaucoup : une version revue et corrigée des “Adages”, un recueil des proverbes grecs et latins, qui serait devenu par la suite un des livres les plus lus du XVI ème siècle.

A cette époque Erasme n’était pas encore célèbre et donc Aldo Manuzio donna confiance à un auteur encore inconnu, avec qui il entretenait une correspondance. Aldo eut du flair quand à la valeur de cet inconnu. Il vécut avec Aldo pendant neuf long mois pendant lesquels il fut l’hôte de Manuzio, vivant et travaillant à l’intérieur de la célèbre imprimerie. Comme le titre du livre l’indique, rien de splendide dans cette vie quotidienne, l’exact contraire de ce que le tableau – très posterieur – de François Flameng du XIX ème siècle nous décrit idéalement l’atelier du grand humaniste dans sa toile intitulée « Jean Grolier dans la maison d’Aldus Manutius ». La réalité est bien plus crue. Faisons foi à ce que nous raconte Erasme de Rotterdam qui vécut avec lui pendant neuf mois. Et dont il se souviendra toujours, en en parlant souvent dans ses œuvres.

L’ancre et le dauphin, logo des livres imprimés par Aldo Manuzio

Décédé le 6 févirer 1515,  son funérail eut lieu dans l’église de San Paternian, à quelques mètres de sa première maison et de la typographie de son beau-frère et associé en affaires Andrea Torresani. Avec une scénographie insolite : Raffaele Regio, lecteur public en Humanités à Padoue, prononça l’oraison funèbre en face du cercueil du défunt entièrement entourés de livres, comme nous le raconte l’ historien Marin Sanudo, son contemporain.

Plaque commémorative sur le campo Manin, aux pieds de la statue, du lieu où résidait Aldo, son beau-frère Torresani et l’imprimerie, aujourd’hui à l’emplacement de l’actuelle Caisse d’Epargne de Venise.

Pour en savoir plus :

http://www.marsilioeditori.it/libri/scheda-libro/3172594/aldo-manuzio

Pubblicato da Hélène Sadaune

Master II d'Histoire Moderne de la Sorbonne Paris IV, j'ai travaillé pendant plus de 20 ans pour la C.E. Résidente depuis plus de trente ans à Venise, guide conférencière à Paris et Venise, je suis une passionnée de la civilisation vénitienne et de cette ville hors-norme. Comptez sur moi pour vous tenir informé!

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