“Le souper” de Jean-Claude Brisville

©Theatre de Poche de Montparnasse

Après la défaite de Waterloo et l’exil de Napoléon, Wellington et les troupes coalisées sont dans Paris. La révolte gronde. Qui va gouverner le pays? Le 6 juillet 1815 au soir, les « faiseurs de rois » Fouché et Talleyrand se retrouvent lors d’un souper pour décider du régime à donner à la France. Si le premier souhaite une République, le second envisage le retour des Bourbons. Aucun des deux ne peut agir sans l’autre. Commence alors une négociation entre deux hommes puissants qui se détestent, mais que les circonstances historiques condamnent à s’entendre. “Le Souper” de Jean-Claude Brisville a été mis en scène par Daniel et William Mesguich, les costumes d’époque ont été réalisés par Dominique Louis. Un dialogue étincelant entre Daniel Mesguich dans le rôle de Talleyrand et William Mesguich dans celui de Fouché. Jusqu’au 4 Mars au Théâtre de Poche de Montparnasse à Paris.

Daniel Mesguich, le père, interprète Talleyrand, tandis que William, le fils, campe le personnage de Fouché.

© Théâtre de Poche de Montparnasse

Nous explique Daniel Mesguich: “Certes, après avoir interprété deux grands philosophes qui ont si positivement marqué l’histoire de la pensée (il parle de Descartes et Pascal, autre pièce de Brisville), jouer deux crapules de haut vol, deux ministres véreux que nulle fourberie, nulle trahison, nulle infamie jamais ne rebutent, nous a sans doute paru croustillantCertes, Le Souper, à la fois oeuvre d’imagination (nul témoin, lors de cette conversation au lendemain de Waterloo, entre le « Diable boiteux » et le duc policier) et dialogue « rigoureusement » historique (toutes les phrases prononcées, les célèbres comme les autres, pourraient être signées à la fois de Talleyrand, de Fouché… et de Brisville ! – car ce dernier sait parler en virtuose les différentes langues de ses personnages, celle du XVIIe siècle pour Pascal et Descartes, celle du XIXe naissant pour Fouché et Talleyrand, et le bavardage mondain de l’un et de l’autre jamais ne s’oppose aux phrases sèches et historiques), certes donc Le Souper offre, avant tout, la chance de célébrer un art trop souvent oublié aujourd’hui, celui de la Diction. Certes un certain « esprit » français et la maîtrise parfaite de la langue sont peut-être au fond les véritables « personnages » de la pièce…”

© Théâtre de Poche de Montparnasse

“Certes… Mais ce n’est pas là tout. (…) Cette conversation secrète entre Fouché et Talleyrand dans les appartements de celui-ci, tandis que, dans la rue, le peuple de Paris se fait autour d’eux de plus en plus menaçant, conversation qui va permettre, l’Empire venant d’expirer, rien moins que de restaurer la Monarchie en France, resterait, pour étincelante qu’elle soit, circonstancielle, et, pour finir, anecdotique, c’est-à-dire un simple reportage historique dialogué, si elle ne se limitait qu’à elle-même, si Fouché et Talleyrand n’étaient que Fouché et Talleyrand, et le seul début du XIXe siècle le seul début du XIXe siècle. Que la politique est toujours « voyou ». Que la loi, toute loi, commence toujours par être illégale. (Ce n’est, par exemple, qu’après la signature au bas du célèbre document, que la Constitution américaine affirme la souveraineté des États-Unis d’Amérique, mais les premières lignes de la déclaration d’indépendance, « Nous, peuple d’Amérique… » commencent par être un faux, et une imposture: au moment même où il écrit cela, Jefferson n’est pas le peuple d’Amérique). Oui, toute politique, toute constitution, toute souveraineté, toute loi, dit métaphoriquement Le Souper de Jean-Claude Brisville, commence toujours par une sorte de « souper », privé et hors-la-loi. Non par quelque légalité, quelque sacralité, quelque force évidente, fondée, ou transcendante et comme venue du fin fond de la galaxie, mais par la seule conversation, hasardeuse, contingente, de quelques-uns, nécessairement « bandits », nécessairement « hors-la-loi », et qui imposent la loi – ce qui désormais sera la loi – en dégustant du saumon... C’est, surtout, donner en spectacle cette vérité qui nous a fait aujourd’hui désirer mettre en scène à quatre mains Le Souper.

LE SOUPER de Jean-Claude Brisville
Théâtre de Poche Montparnasse © Pascal Gely

Nous dit William, alter ego de Fouché: “ Le Souper est un duel rhétorique et politique de très haute volée. Talleyrand et Fouché sont les deux faces d’une langue ciselée dans le marbre de l’éloquence. Ils sont aussi, tels Janus, deux portes d’entrée possibles pour l’avenir de la France. Comment conduire les affaires de ce pays déchiré par les luttes intestines, comment panser la plaie, liée à l’exil napoléonien et à la guerre. Restauration, ou marche vers une république ? Les deux hommes sont, tour à tour, avenants et retors, implacables et séduisants. Deux visions politiques et sociétales aux antipodes, avec un soupçon de rapprochement, sur fond de trahison toujours possible. Et beaucoup d’élégance. Brisville est un esthète de la langue française. Le Souper est son joyau. Et dans l’écrin de ce huis-clos étouffant, où le trouble chemine ardemment avec l’éclat de tel subjonctif devenu rare, où la violence latente, et parfois manifeste, est célébrée par le scintillement de telle métaphore, l’auteur nous entraîne dans les méandres de notre propre conscience. L’intimité de cette rencontre entre les deux plus puissantes personnalités de ce temps-là est aussi la nôtre. Nous sommes tour à tour Fouché et Talleyrand. Oscillant entre fermeté et ouverture. Entre rage contenue et sourires de circonstance. Et la rupture n’est jamais loin. Ce Souper brille de noirceur. Par son intransigeance, et son intelligence. Le pouvoir a enfanté ces deux monstres, et voici que c’est à eux qu’appartient aujourd’hui de démêler les fils inextricables du destin de la France. Cette rencontre met aux prises deux consciences qui sont les deux versants d’une seule. Deux hommes – au fond semblables à chacun de nous – dont les mots nous sont offerts par un maître du dialogue politique et historique. Et c’est un régal.”

Vous l’aurez compris, cette pièce est phénoménale, l’une des meilleures que j’ai vu ces dernières années. Le jeu des comédiens est sublime d’intelligence et de sensibilité, comme le sont les textes finement ciselés. Un grand spectacle à ne pas manquer.

http://www.theatredepoche-montparnasse.com/

 

Pubblicato da Hélène Sadaune

Master II d'Histoire Moderne de la Sorbonne Paris IV, j'ai travaillé pendant plus de 20 ans pour la C.E. Résidente depuis plus de trente ans à Venise, guide conférencière à Paris et Venise, je suis une passionnée de la civilisation vénitienne et de cette ville hors-norme. Comptez sur moi pour vous tenir informé!

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