“Les femmes jalouses” de Goldoni par Giorgio Sangati

Après le succès obtenu à Milan, va en scène le Goldoni “dark” dirigé par Giorgio Sangati, production du Piccolo Teatro di Milano.

Dans une Venise nocturne et hivernale, sur fond de Carnaval, le jeune réalisateur Giorgio Sangati met en scène une comédie de Goldoni faite d’équivoques, autours des traffics semi-légaux d’une veuve jalouse de son indépendance et de deux hommes aveuglés par le mirage de la richesse facile procuré par les jeux de hasard.

A la place du campiello typiquement vénitien, lieu de rencontre par excellence, s’y substitue le Ridotto où chacun, protégé par l’anonymat du déguisement, peut espioner les autres tout en espérant ne pas être reconnu.

Le contexte est celui d’une paroisse de Venise, un « sestier » restreint et mesquin. Pourtant, tout cela semble avoir été écrit pour nous, aujourd’hui, quelques siècles plus tard: la crise mord, les boutiques souffrent, les petits commerçants se font la guerre, les fortunes se mettent en jeu dans l’illusion de gagner rapidement l’argent que l’on n’ a plus, avec le cauchemard omniprésent de devenir pauvre. Tout ceci sur fond de Carnaval. Mais l’envie de faire la fête est toujours là : l’Italie d’aujourd’hui en somme, où la crise économique perdure, qui compte  plus de 6 millions de pauvres absolus en 2015 et où 28,7 % de la population est à risque de pauvreté et d’exclusion sociale (confère ISTAT 2015 http://www.istat.it/it/archivio/povert%C3%A0).

Nous dit Sangati : « c’est une Venise atypique, silencieuse, crépusculaire, froide et humide, semi-déserte. Le carnaval reste au fond, comme exilé hors de la scène. Le seul plaisir (sadique) pour les protagonistes semble dériver de la contemplation des malheurs des autres. C’est le triomphe d’un individualisme suicidaire : ce n’est pas par hasard si cette génération n’a pas d’enfant, à la limite, des élèves éduqués pour affronter un monde qui ne fait aucun cadeau ».

Les intrigues de la veuve Lugrezia l’héroïne – défont et recomposent les existences de deux familles, dans un jeu d’équivoques grotesques, où le rire a le goût amer de la farce. A la fin les équivoques s’éclaircissent mais restera présent en chacun d’eux un sentiment d’amertume. C’est comme si Goldoni étayait avec clarté de quelle manière Venise a été habitée d’existences vides, faites d’habitudes, encastrées dans des rites qui se répètent plus par tradition que par conviction ou nécéssité. Le carnaval est vu içi comme une fête spectrale, avec quelques rares personnes masquées qui se déplacent dans la ville comme des fantômes.

Le réalisateur nous explique sa version: « C’est un monde clos, claustrophobique, sans contacts avec l’extérieur, marqué, bien avant la crise économique, par une dérive morale qui traine les protagonistes dans une spirale de dépendance pathologique au jeu, dans un tourbillon de jalousies délirantes. Les rapports humains sont misérables, hypocrites, les relations corrompues, pourries, toujours conditionnées par des motifs économiques, l’intimité est sordide, faite d’insultes et de violences. Règne comme un Dieu le culte de l’Argent et une confiance aveugle dans le hasard : il n’y a que le sort, bon ou mauvais, qui réussit à soulager l’angoisse de tomber dans la misère. Mais il s’agit d’un soulagement temporaire dans un monde au destin déjà clos. Personne ne travaille : mais les énergies se consument en vain, tous s’agitent, se suivent, s’épient, sans trouver de sortie de secours, comme dans un labyrinthe dans lequel on tourne en rond et on retourne toujours à son point de départ».

Une version donc inhabituelle de Goldoni, célèbre pour sa verve et sa bonne humeur bon enfant, içi proposé dans une vision plus sombre et introspective. Mais le spectacle est merveilleux : 2 heures 30 où l’on est tenu en haleine par le jeux des acteurs, hilarants et pathétiques, sur le sort de ces deux familles vénitiennes troublées par la jalousie, la mesquinerie et la peur de la pauvreté, toujours présente dans le fond, comme le Carnaval.

Le jeu des acteurs est extraordinaire : Sandra Toffolatti dans le rôle de Lugrezia, la veuve obsédée par le manque d’argent alors qu’elle n’a plus de mari pour subvenir à ses besoins, dans une société d’Ancien Régime où les femmes d’un certain rang ne travaillait pas. Les deux femmes jalouses Giulia et Tonina – Valentina Picello et Marta Richeldi ont une verve rare dans leur récitation en vénitien ancien. Excellent les deux maris, mais toute la troupe est excellente en fait !

Des costumes d’époque – enfin ! – dans une époque (la notre) où il est coutume de tout moderniser – à tord et à travers – réalisés avec beaucoup de savoir-faire par Gianluca Sbicca, rendant le spectacle encore plus prenant par son réalisme.

Des décors enfin, essentiels et noirs, suggérant Venise plus qu’il ne l’a montre, qui tiennent la route, avec leur élégance basique, réalisé par Marco Rossi.

Tout cela fait un spectacle d’exception comme je n’en n’avais plus vu depuis fort longtemps, convainquant et divertissant!

A propos de Goldoni  et du contexte économique et social à Venise au XVIII ème siècle:

Goldoni est le Molière Vénitien, qui écrivit deux de ses comédies en Français – ainsi que ses « Mémoires » car il vécut à Paris pendant la dernière partie de sa vie. Il arriva à Paris en 1762 à 55 as et eut le privilège d’enseigner l’Italien aux filles du roi de France Louis XV à Versailles (qui régna jusqu’en 1774), ce qui lui valut une pension de cour dès 1769, malheureusement révoquée, comme toutes les autres pensions de cour allouées par le roi, à la révolution française. Ce qui eut pour triste conséquence qu’il mourut en misère à Paris, à presque 86 ans, n’ayant ni l’ argent ni la force de rentrer dans sa patrie. Un jour après sa mort, le 7 février 1793, la Convention, en hommage tardif à son talent, décida que cette pension lui fut restituée…à sa veuve donc.

Goldoni est surtout célèbre pour ses comédies en vénitien, avec toute la pétulance et le charme que l’on peut y trouver, critique douce-amère de la société vénitienne de son temps.

« Les femmes jalouses » est sa première comédie en vénitien, écrite en 1752, dix ans avant son départ pour Paris donc. Elles sont empreintes d’un pessimisme centré sur la société vénitienne en pleine décadence économique. Le Carnaval durait presque six mois par an à la fin de la République Sérénissime, pour entretenir le commerce et le tourisme lié au carnaval,. Mais la crise économique et sociale battait son plein, avec une marine militaire et marchande inexistante et démantelée, un commerce de plus en plus vacillant et parallèment l’explosion des petits métiers nés de la nécessité de continuer à vivre malgrè la crise : les jeux de hasard au Ridotto où l’on perdait ses derniers deniers faisaient rage, mais aussi la prostitution et l’usure.

http://www.teatrostabileveneto.it/venezia/

Pubblicato da Hélène Sadaune

Master II d'Histoire Moderne de la Sorbonne Paris IV, j'ai travaillé pendant plus de 20 ans pour la C.E. Résidente depuis plus de trente ans à Venise, guide conférencière à Paris et Venise, je suis une passionnée de la civilisation vénitienne et de cette ville hors-norme. Comptez sur moi pour vous tenir informé!

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