Lettre de Cassiodore décrivant la Venise des origines en 537

Portrait de Cassiodore, préfet du prétoire en 538

Cassiodore (env. 475 – env. 575 après J.C.) fut successivement consul, maître des offices et préfet du prétoire. Ce haut fonctionnaire romain, investi de la confiance du roi Ostrogoh alors au pouvoir, fut chargé d’organiser – à la veille de l’attaque byzantine contre l’ Italie ostrogothique – l’ approvisionnement de Ravenne en vin, huile et blé en provenance d’ Istrie. Il se tourna donc vers la cité de Venetia, déjà renommée pour son commerce maritime et fluvial, et négocia par une lettre datée 537-538 avec les chefs vénitiens appelés “tribuns maritimes” qui détenaient le monopole des transports, avec l’acheminement des marchandises vers Ravenne par des bateaux vénitiens.

Lagune de Venise par Frère Sabbadino

Cette lettre datée 537-538 donne la première description du site de la Venise des origines et de ses habitants. Elle dépeint un paysage fait d’étendues paludéennes, de vase et de roseaux, d’ hommes pauvres en barques. La pêche, les transports fluviaux et maritimes et l’exploitation des salines sont les activités principales de ces premiers vénitiens. Tout évoque dans cette lettre une vie précaire et des commencements difficiles, quoique heureux. Ces hommes sont pauvres mais ils sont libres et la concorde et l’harmonie règnent dans une société où la coexistence avec l’eau établit la première des égalités: “ Les habitants ne disposent donc que d’une ressource unique, les seuls poissons dont il y a grande abondance: la pauvreté y vit sur un pied d’égalité avec les riches: une seule nourriture les réconforte tous, un même type d’habitation les enferme: ils ignorent la jalousie en ce qui concerne leurs pénates, et passant une vie ainsi mesurée, ils évitent le vice auquel on sait qu’est exposé le monde”. Cette cohabitation pacifique de riches et pauvres dans ce qui deviendra Venise est une caractéristique qui restera une constante de la vie vénitienne. A Venise – celle des origines comme celle de sa splendeur – pas de château fort séparant les riches des pauvres, c’est le “vivre ensemble” en sérénité, qui permettra à la Sérénissime de maintenir pendant plus de mille ans une cohésion sociale unique au monde.


Venise, Vue / Paolino da Venezia
– Plan de la ville de Venise. –
Enluminure, 1346, de Paolino da
Venezia.
Venise, Biblioteca Nazionale Marciana.

Et bien que cette première installation humaine soit transitoire et la menace de l’eau constante, déjà les premiers Vénitiens savaient composer avec les difficultés du milieu. Leurs habitations en roseaux étaient fragiles. Le courant érodait les terres inondables. L’attaque de la marée pouvait emporter tout ce qui n’avait pas été fortifié et surélevé. Mais les hommes consolidèrent le sol des îles émergées et la terre gagna peu à peu sur les eaux grâce à leurs patients labeurs : (…) Içi votre maison est faite come celle des oiseaux acquatiques car ce qui maintenant est terre, parfois parait île, au point que l’on croit tout à fait être aux Cyclades là où brusquement l’on revoit, inchangé, l’aspect des lieux. Cette grande ressemblance fait apparaître dispersées par ces plaines liquides, étendues sur une si grande longueur, des habitations qu’a produites la nature, mais qu’ont fondées les soins des hommes: en effet par le tressage de joncs flexibles, on consolide là le terrain et l’on ne doute pas d’opposer au flot marin une si fragile défense, quand le rivage semé de flaques ne sait rejeter la masse des ondes et que sans défense, est emportée tout ce qui n’est pas aidé par l’altitude.

Tous leurs efforts visent à exploiter des salines: au lieu d’araire, au lieu de faux, tournez les cyclindres (cylindres contenant l’eau salée: le sel se dépose à la surface de contact entre eau et paroie. En tournant le cyclindre, on accroit la vitesse d’évaporation de l’eau et la production de sel) de là viennent tous vos revenus puisque vous possédez en eux ce que vous ne produisez pas; (…) Ainsi, donc les navires que, à la place des animaux, vous liez à vos mains, entretenez-les avec un soin diligent (…)”. Toutes phrases qui évoquent le mythe de l’ unicité de Venise, sa profonde originalité par rapport au reste du monde: la barque qui attend devant la porte de la maison au lieu du cheval, la maison provisoire qui évoque le nid des oiseaux faite de roseaux.

Le premier peuplement des lagunes précéda les migrations consécutives aux invasions des Ostrogoths d’ Alaric en 402,  puis des Huns d’ Attila, “fléau de Dieu” en 453-54 qui détruisirent Aquilée, Concordia et Altinum. Mais à la fin du VI ème siècle, l’invasion Lombarde provoqua une rupture. Entre Aquilée et Concordia, partout où les Lombards arrivèrent à proximité de la lagune, paysans et citadins abandonnèrent la Terre Ferme pour aller se réfugier dans les îles de la lagune et sur les cordons littoraux (Lido). Les premiers groupes de réfugiés considéraient cette installation comme temporaire et la crise migratoire passée, les sites de Terre Ferme se repeuplaient. Mais l’insécurité persistante empêcha leur retour à la fin du VI ème siècle. La Vénétie se trouvant envahie par les Lombards,  l’exode vers la lagune fut massif et définitif. Entre les fleuves Adige et Brenta, les Lombards s’installèrent et leur stabilisation interdit le retour des fugitifs sur leurs terres originelles. Ils durent rester dans la lagune, la constuire et l’aménager pour un peuplement humain définitif. Venise était née.

Pour en savoir plus:

– “Venise triomphante” d’ Elisabeth Crouzet-Pavan

  • “Venise, portrait historique d’une cité” de Ph. Braunstein et R. Delort.

  • “Histoire de Venise” Alvise Zorzi

Pubblicato da Hélène Sadaune

Master II d'Histoire Moderne de la Sorbonne Paris IV, j'ai travaillé pendant plus de 20 ans pour la C.E. Résidente depuis plus de trente ans à Venise, guide conférencière à Paris et Venise, je suis une passionnée de la civilisation vénitienne et de cette ville hors-norme. Comptez sur moi pour vous tenir informé!

error: You are not allowed to print preview this page, Thank you