Charles Dutoit à la Fenice

La musique symphonique française du XXe siècle à l’honneur

La musique est la vraie source de jouvence : c’est ce que l’on se dit en écoutant le chef d’orchestre suisse Charles Dutoit diriger de main de maître, et avec une infinie subtilité, à quatre-vingt-six ans, l’orchestre et les chœurs du Teatro La Fenice dans un programme de musique symphonique française réunissant Fauré, Debussy et Ravel. Difficile de ne pas être plein d’admiration en le regardant diriger, avec une précision d’orfèvre, ces partitions pour lesquelles il éprouve à l’évidence une grande tendresse ! Celui qui fut pendant plus de vingt ans directeur de l’Orchestre national de France demeure un merveilleux chef, très proche de ses musiciens à qui il donne sans cesse des indications pendant l’exécution des morceaux, avant de les mettre à l’honneur au moment des saluts.

Une soirée mémorable, donc, avec un programme habilement composé, passant du pianissimo au fortissimo, en commençant par la douce poésie du Pelléas et Mélisande de Gabriel Fauré, pour continuer par les harmonies tantôt calmes, tantôt plus houleuses des Nocturnes de Claude Debussy, et s’achever dans les orchestrations hautes en couleurs et sons de la suite Daphnis et Chloé, et surtout de La Valse, de Maurice Ravel.

Nous nous retrouvons pendant près de deux heures au cœur de la création symphonique française, du XIXe siècle finissant, jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Avant que Claude Debussy n’en tire son célèbre opéra, Gabriel Fauré avait accepté de composer une musique de scène pour une reprise à Londres de Pelléas et Mélisande, la pièce de Maurice Maeterlinck, en 1898. Trois ans plus tard, il en tirera une suite symphonique à partir de plusieurs thèmes, qui est un véritable joyau, créant avec douceur, subtilité et mélancolie un climat d’onirisme médiéval absolument magique, auquel l’orchestre de La Fenice, dirigé avec infiniment de tact par le maestro Dutoit, donne le meilleur. Un vrai moment de grâce.

Avec les Noctunes pour chœur féminin et orchestre (seul le troisième faisant intervenir les voix), Claude Debussy nous entraîne dans un climat mêlant impressionnisme et symbolisme, en un équivalent musical des poèmes d’Henri de Régnier et de Swinburne, ou des toiles de Whistler. L’extraordinaire innovation de Debussy est de transformer un genre romantique intimiste, illustré au siècle passé par Chopin, au piano, en une effusion sonore destinée à l’orchestre symphonique, auquel se mêle parfois la voix humaine, considérée alors comme un des instruments de l’orchestre. Ces visions crépusculaires, aux riches harmonies, aux soudaines altérations, passant du simple souffle des cordes au fortissimo de l’orchestre, ouvrant sur des pages joyeuses et vibrantes avant de repasser à d’autres tonalités plus mystérieuses, sans oublier le lancinant chant des sirènes figurées par le chœur, est d’une constante invention. Là encore, Charles Dutoit fait rendre à l’orchestre tout le foisonnement de ces trois partitions qui durent surprendre (le public resta assez froid, paraît-il) par leur nouveauté, à la création.

Avec le ballet Daphnis et Chloé, écrit entre 1909 et 1912, Maurice Ravel nous entraîne dans une Grèce de songe, et la seconde suite pour orchestre tirée de l’œuvre originelle (trois mouvements) est d’une exceptionnelle richesse mélodique, d’un pouvoir suggestif qui ne faiblit jamais, le tout magnifié par une orchestration absolument extraordinaire.

Pour La Valse (1919-1920), qui clôt le programme, et que Maurice Ravel composa plusieurs années avant le Boléro, on assiste ici également à une sorte d’évocation d’un genre musical, resitué dans son élément – un bal à la cour d’Autriche en 1855 – avec l’apparition du thème de valzer, développé, amplifié puis, soudain, démonté, réduit à son plus simple élément, avant de reparaître, puis de s’éclipser, et ainsi de suite, en une très étonnante mise en abyme. C’est une valse et son fantôme, qu’une orchestration éblouissante fait vivre pour nous, et l’auditeur se retrouve à la fois charmé, entraîné, perdu, perplexe, inquiet puis de nouveau conquis. Exceptionnel génie de Ravel ! C’est vraiment la quintessence de la valse. Et une fois encore, parfaite interprétation de l’orchestre, répondant aux moindres sollicitations de son chef avec lequel il se trouve en accord parfait.

Complimenti, maestro Charles Dutoit, et un immense merci pour cette si belle soirée qui fait vibrer avec tant de sensibilité et de fougue une musique qui n’a rien perdu de sa nouveauté et de son pouvoir d’émerveillement.

Robert de Laroche

Pubblicato da Robert de Laroche

Journaliste, longtemps producteur et animateur de radio, ainsi qu’éditeur (La Tour Verte), Robert de Laroche est français et vit depuis 2021 à Venise. En tant qu’écrivain, il a consacré plusieurs ouvrages à la cité: Chats de Venise, Lagune vénitienne, Florian Venezia 1720, Venise sauvée par ses chats. Récemment, il a commencé à écrire des romans noirs situés dans la Venise du XVIIIe siècle: La Vestale de Venise (Folio Policier, 2022),suivi par Le Maître des esprits.

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