“La clé” d’Henri de Régnier

 

Voici “La clé”, l’un des tableaux littéraires extrait des Esquisses vénitiennes d’Henri de Régnier. C’est l’un des mes textes préférés de ce petit livre car de Régnier retransmet avec tant de poésie sa communion  sentimentale qui le lie à la cité des doges, il est visiblement si désireux de vivre à Venise comme un vrai vénitien, bien qu’étant un vénitien d’adoption et de passage, que beaucoup d’entre nous s’y reconnaîtront.

Ce recueil de textes charmants sur Venise a été commenté par Sophie Basch, professeure de littérature française à l’Université Paris-Sorbonne. Édité par l’écrivain Robert de Laroche par sa maison d’édition La tour verte et sa collection L’autre Venise, qui sont passées désormais aux Editions du 81 depuis que Robert de Laroche a rejoint l’équipe glorieuse des écrivains de succès chez Gallimard et vendu sa maison d’édition.

 

La clé

“C’est l’heure que j’aime. Il fait presque sombre dans la chambre, mais, au dehors, c’est encore le jour, et le grand cyprès dresse sa pointe obscure vers le ciel clair, quand je descends au jardin. La terre où je pose mon pied est humide. Les auges des plates-bandes sont d’un écarlate plus verni. Une large rose blanche courbe sa tige flexible et repose dans l’air immobile, de tous ses pétales pesants. Je passe près d’elle sans m’ attarder et je prends l’allée qu’il faut, sans quoi je me laisserais captiver par le charme de ce jardin crépusculaire et je ne sortirais point. Et  que ferais-je alors de la grosse clé qui pend à mon doigt?

Elle ouvre, cette clé, la haute grille de fer forgé qui donne sur la petite terrasse en corbeille au dessus du canal. Au bas des glissantes marches de marbre, la gondole attend entre les pali. Je m’installe sur ses coussins de cuir noir. A la proue, le fer tranchant se recourbe hardiment, N’est-ce pas lui qui semble avoir coupé à travers Venise les luisantes entailles de ses canaux que borde, çà et là, de sa plaie mal cicatrisée, quelque rouge façade de palais? N’est-ce pas lui qui a déchiré, d’un sillage vite recousu derrière moi, l’étoffe satinée de la lagune?

Où irais-je? Chercher la nuit dans les sombres rii ou l’attendre au Lido, où elle est plus lente à venir? Toute Venise est à moi, aussi bien les vastes eaux qui l’environnent que celles qui la pénètrent, la divisent et la morcellent. Mais aujourd’hui, je n’ai pas envie de m’ isoler en leurs détours ou de voguer sur leur étendue. Aujourd’hui, j’ai besoin de mouvement et de clarté. Les lumières de la place Saint-Marc m’attirent. C’est là que se concentre le peu de vie qui reste à la ville mélancolique. Ô Piazza! Ô Piazzetta! je veux écouter sur vos larges dalles le piétinement des promeneurs. Je veux être coudoyé aux devantures des magasins et que le marchand me propose comme à un touriste ses photographies et des mosaïques.

C’est pourquoi ce soir, il y aura une gondole de plus qui attendra à la Luna un flâneur de plus sous les galeries des Procutaries, un oisif de plus aux banquettes du Café Florian. Que m’importe que l’on ne prenne pour un étranger, que la vendeuse d’œillets me propose un bouquet, que le marchand de fruits confits m’offre sa baguette de paille! N’ai-je pas, dans ma poche, ma grosse clé noire qui me prouve que je suis un vrai Vénitien et qui ouvre la grille de fer dont, tout à l’heure, je fouillerai la serrure rouillée, tandis que Carlo, le gondolier, debout sur sa barque sombre, me saluera du bonnet en me souhaitant bonne nuit et en me disant “À demain!”

Car demain, Venise sera encore à moi, comme aujourd’hui. Je verrai sa lumière naître et mourir. De l’aube au soir, j’entendrai ses cloches. Je verrai son ciel et ses eaux. J’ aurai à moi ses églises et ses campaniles, ses quais et ses canaux et les îles qui s’y reflètent. Une gondole entre mille gondoles n’est-t-elle pas la mienne? Un de ses palais entre ses mille palais ne me sert-il pas de demeure, celui dont, pour rentrer chez moi, je traverse le jardin nocture – où des branches me caressent amicalement le visage, tandis qu’à tâtons, dans la muraille obscure, je cherche le clou où je tends, chaque soir, la grosse clé qui atteste que je ne suis pas, ô Venise, un vil passant à travers ta beauté, mais quelqu’un de prisonnier à jamais de son sortilège, dont elle est, cette clé, l’emblème, et que j’aime porter à la main, comme un talisman familier et comme un signe de ma chère captivité”.

 

https://leseditionsdu81.fr/page/2/?s=robert+de+laroche

Pubblicato da Hélène Sadaune

Master II d'Histoire Moderne de la Sorbonne Paris IV, j'ai travaillé pendant plus de 20 ans pour la C.E. Résidente depuis plus de trente ans à Venise, guide conférencière à Paris et Venise, je suis une passionnée de la civilisation vénitienne et de cette ville hors-norme. Comptez sur moi pour vous tenir informé!

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